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Bandes bleues ou bandes rouges

Avril 1997, Brésil. Je suis une nouvelle fois sur la Chapada dos Parecis au Mato Grosso, dans la zone de pullulation du criquet Rhammatocerus schistocercoides (Rehn, 1906) que j'étudie depuis plusieurs années. Mes travaux ont commencé en 1992. Partant d'une espèce quasi inconnue mais occasionnant d'importants dégâts, j'ai éclairci de nombreux points de sa biologie et mis en évidence les causes de ses pullulations, rejetant radicalement les idées a priori en vogue à l'époque au Brésil. Après avoir élucidé le comportement et les capacités de vol des essaims de ce criquet (voir "Une hypothèse erronée" et "A la poursuite du criquet du Mato Grosso"), je m'attaque maintenant au comportement et aux capacités de déplacement des jeunes criquets, des larves, ce que l'on appelle des bandes larvaires. Ce sont d'impressionnants groupes de millions d'insectes, couvrant entièrement le sol et la végétation, marchant inexorablement vers un but mystérieux. Le comportement grégaire de ce criquet est très marqué et la densité de jeunes larves atteint souvent 30000 individus par mètre carré. Comment se déplacent ces bandes ? Quelles distances peuvent-elles couvrir ? Quels facteurs déterminent la direction du déplacement ? Autant de questions que je dois m'efforcer de résoudre.

A la recherche des criquets dans le cerrado, avec mon matériel: 1 GPS de localisation, 1 GPS pour la cartographie des bandes, de nombreuses bandes de chantier en plastique... jaunes et rouges

pour marquer l'emplacement des bandes larvaires... bleues ou rouges.


J'ai déjà réalisé un premier voyage d'étude au Mato Grosso en janvier-février 1996. J'ai alors travaillé sur le comportement de jeunes bandes larvaires. Du fait de la pigmentation des jeunes larves, ces bandes vues de loin, prennent un aspect bleuté. En ce mois d'avril 1997, les larves sont plus âgées, en fin de développement. C'est le 8ème stade larvaire et les bandes sont alors rougeâtres. Cependant, malgré leur visibilité, ces bandes passent le plus souvent inaperçu dans les zones de végétation naturelle. Les fermiers ne s'en préoccupent pas. Elles ne deviennent un problème que lorsque, les larves devenues adultes et la bande s'étant transformée en essaim, cet essaim envahi les zones de cultures provoquant alors d'importants dégâts.

Bandes larvaires du criquet Rhammatocerus schistocercoides. Ces bandes ont une forme caractéristique, plus ou moins en croissant, avec vers l'avant dans le sens du déplacement, un front bien marqué où la densité d'insectes est considérable. Vers l'arrière, au niveau de la traîne, la densité décroit peu à peu.

Je suis arrivé début mars pour tester un nouvel insecticide développé par Rhône Poulenc - le fipronil - mais c'est également l'occasion d'étudier le comportement de ces bandes de larves. Mes études sont bien sûr réalsées dans le milieu naturel de ce criquet constitué de vastes étendues de "campo-cerrado", une savanne arbustive et arborée, s'étendant à perte de vue, verdoyante en cette fin de saison des pluies. La zone est plate, homogène, monotone. On a vite fait de perdre le sens de l'orientation et mon GPS m'aide souvent à retrouver ma voiture.

Végétation typique de campo-cerrado sur la Chapada dos Parecis, au Mato grosso..


Ma méthode est maintenant bien rôdée. Je commence par chercher les bandes par un quadrillage systématique du terrain. Le parcours est long et fastidieux. Le 4x4 roule au pas et un observateur de chaque côté tente de repérer les bandes larvaires ou les traces de leur passage (végétation broutée, crottes sur le sol...). Après quelques jours, on dispose d'une vue générale de la situation sur plusieurs centaines d'hectares et quelques bandes sont choisies pour être suivies. Chaque jour, chaque bande est cartographiée à l'aide du GPS. J'obtiens ainsi une idée précise de sa forme et de sa taille. Je note également sommairement la densité de larves dans les différentes parties de la bande. Le suivi d'un jour à l'autre me permet de préciser orientation et ampleur du déplacement des bandes qui, fort heureusement, ne font pas plus de quelques dizaines de mètres de longueur et ne se déplacent que de quelques dizaines à une centaine de mètres par jour. C'est encore maitrisable, mais une bande de près de 200 m de long fut particulièrement difficile à étudier.


Ci-dessous, suivi d'une bande larvaire

du 24 janvier au 4 février 1996.

J'ai ainsi pu suivre certaines bandes pendant près de deux semaines. Travail long, pénible, fastidieux, que je dois mener seul car plusieurs personnes sur place ont vite fait de brouiller la situation et de perturber le comportement naturel des larves. Je dois partir tôt le matin pour retrouver les bandes encore au repos avant leur marche journalière. L'humidité est maximale (100% le matin, 80% à la mi-journée). Je suis en permanence entouré d'une multitude de petites mouches et de guêpes que je dois chasser de la main. Achetées dans un magasin de Cuiaba, mes bottes de gaucho - indispensables pour me protéger des épines des palmiers nains et des nombreux serpents venimeux abondants dans la région - sont complètement détrempées. Souvent en milieu de journée un gros orage éclate, le sol se ramollit et il devient très difficile de circuler dans le cerrado. Par deux fois j'ai suivi le comportement d'une bande, minute par minute, de 6h00 du matin avant le lever du soleil, à 19h00 juste avant la nuit. La soirée est consacrée au travail de saisie informatique et de première analyse des données collectées dans la journée. Fort heureusement, comme à l'habitude, je suis hebergé au gite de passage de la Société ALCOMAT qui m'offre un cadre de travail agréable en plein coeur de ma zone d'expérimentation.

Jeunes larves de Rhammatocerus schistocercoides (stade 1 à gauche et 2 à droite).


Jour après jour, inlasablement, le même protocole se répète. Au total, en 3 mois de terrain, j'ai pu étudier 38 bandes larvaires et cela se révèle finalement très payant. Mes données illustrent parfaitement le comportement grégaire intense de ce criquet et renforcent ma théorie sur les faibles capacités de déplacement de cet insecte et sur la nature locale du problème au Mato Grosso. Ce sont ces bandes que tout le monde ignore - quelles soient bleues ou quelles soient rouges - qu'il faut surveiller et éliminer. Une étape de plus dans la compréhension de ce criquet et la mise au point d'une stratégie de surveillance et de lutte que je formaliserai plus complètement quelques années plus tard.

Larves âgées (stade 8) de Rhammatocerus schistocercoides.


Référence:

Lecoq M., Foucart A., Balança G., 1999. Behaviour of Rhammatocerus schistocercoides (Rehn, 1906) hopper bands in Mato Grosso, Brazil (Orthoptera: Acrididae, Gomphocerinae). Annales de la Société entomologique de France 35(2) : 217-228.


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