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Un criquet pas si facile

En 1997, j'étais engagé depuis plusieurs années dans un projet de modélisation de la dynamique des populations du criquet pèlerin dont plusieurs collègues étaient responsables (voir "Le fameux criquet pèlerin"). Il s'agissait du projet "Biomodèle SGR", SGR étant les initiales du nom scientifique du criquet, Schistocerca gregaria (Forskål, 1775), ravageur majeur dont les invasions peuvent affecter une cinquantaine de pays, de l’Ouest africain à la péninsule indienne. Ce projet devait permettre de modéliser la dynamique de cet insecte afin de mieux prévoir les situations à risque. Les données météorologiques indispensables pour effectuer des prévisions étaient issues du Centre européen de prévision météorologique à moyen terme, à Reading, au Royaume-Uni. Pluie et température devaient permettre d’apprécier le développement du criquet, et les cartes de vents de suivre ses migrations.

Criquet pèlerin (phase solitaire) photographié au Tamesna, zone désertique du nord Niger, en 1989.


Commencé en 1989, il s'avéra rapidement que les résultats n'étaient pas très probants. Aucune publication scientifique ne fut jamais rédigée mais le modèle fut vanté - sinon par ses résultats au moins sur son principe - sous la forme de communications multiples dans divers congrès internationaux. Solidarité oblige, je me livrais à l'exercice à plusieurs reprises. Mais ces communications manquaient de substance, de résultats. En réalité, le projet stagnait et le modèle avec. Une commission d'évaluation de notre unité de recherche, en 1991, releva la complexité de la tâche ainsi que ses enjeux, mais valida la construction du modèle. Elle soulignait cependant que, vu la faible fiabilité des données météorologiques, le modèle devait plutôt être utilisé comme un moyen de poser des questions et d’orienter les recherches et non comme un outil de prévision. Mais cette recommandation resta lettre morte. Pour mes collègues, l'objectif restait de prévoir la situation avec quelques semaines d'avance, et de concurrencer en cela les prévisions effectuées par la FAO* à Rome sur la base d'une extrapolation de la situation récente, en fonction des connaissances sur la dynamique de l'insecte et de l'évolution probable des conditions météorologiques.


Plusieurs années plus tard, un deuxième audit - interne cette fois - fut demandé par la direction du CIRAD où je travaillais. Le collègue chargé de l'expertise était fort compétent mais fut noyé de belles paroles. Et pourtant, quelques faits étranges auraient dû lui mettre la puce à l'oreille. Un facteur clé de la dynamique des populations du criquet pèlerin - la pluie qui détermine la possibilité de reproduction - semblait ne jouer aucun rôle. Par ailleurs, l'informaticien en charge du développement du modèle s'aperçu brusquement d'un "bug", d'une erreur: toutes les directions de vent avaient été systématiquement inversées... mais le rétablissement d'une direction réelle ne changea rien aux résultats. Etrange ! Mais l'incident fut vite passé sous silence. Le collègue en charge du projet continua à prétendre que le modèle était validé par des tests utilisant les observations de terrain rapportées par la FAO et que le niveau des corrélations observées était hautement significatif, prouvant le bon fonctionnement du modèle dans la détection des invasions. Mais ce modèle restait une boite noire au sein du CIRAD et il n'était envisagé que pour plus tard de le mettre à disposition de la FAO pour un usage opérationnel. Dans la réalité, en interne, les tests continuaient car rien n'était véritablement concluant et l'atmosphère devenait chaque jour plus délétère.

En 1996, contre vents et marées le projet durait toujours.... et l'absence de résultats devenait encore plus criante. A part des rapports, toujours rien n'avait été publié dans des revues scientifiques et soumis à validation par des pairs comme cela est la règle. En fait, tout n'était que poudre aux yeux. Je le présentais depuis longtemps, mais j'en eu finalement une preuve tangible. J'effectuais, courant 1996, une comparaison entre, d'une part, les prévisions du modèle et, d'autre part, les simples valeurs moyennes, mois par mois, de distribution des populations de criquets (compilation des observations de terrain sur plusieurs dizaines d'années réalisée par la FAO). Et, oh surprise ! On obtenait une meilleure prévision en se basant sur la simple situation moyenne. Le modèle ne servait donc strictement à rien ! En réalité, ne pouvant obtenir de valeurs fiables pour la pluviométrie en zone saharienne (zone clé pour la reproduction de ce criquet, où se trouvent les zones d'origine de ses invasions) on avait introduit dans le modèle, pour ces zones clés, la valeur moyenne de la pluie... et non les estimations obtenues par les modèles météorologiques en vigueur à l'époque et qui était sans nul doute très imprécises du fait de la quasi absence de stations météorologiques en zone saharienne (ce qu'avait d'ailleurs souligné l'audit de 1991). Naturellement, dans ces conditions, les résultats ne pouvaient être meilleurs que les prévisions basées sur les simples valeurs moyennes. Et dans ce cas, nul besoin de modèle.

Larve de criquet pèlerin (phase solitaire) (Tamesna, Niger, 1989).


Il devint évident, après tant d'années perdues, que ce projet n'était qu'une utopie et que l'approche suivie n'était pas la bonne - trop déterministe et pas assez probabiliste, données météorologiques peu fiables, etc. - et que de plus, les petites manipulations de données réalisées faisaient fort peu de cas de l'éthique scientifique. L'utopie devenait une imposture. Le fameux biomodèle n'était pas du tout ce qu'on en laissait paraître et était incapable d'effectuer des prévisions correctes. Mais il me fut impossible pendant longtemps de faire admettre cette évidence. Finalement, ce n'est qu'en 1997, après avoir - avec plusieurs collègues - fait part de nos doutes sur ce projet à une nouvelle commission d'évaluation, que le CIRAD se décida enfin à mettre un terme à l'aventure. Huit années de travaux et des sommes considérables engagées qui durent être passées par pertes et profits. Reprenant la direction des affaires et de l'unité, je dû négocier aussi adroitement que possible la transition avec les diverses parties impliquées: le Ministère français des affaires étrangères et l'Union européenne pour ce qui était des financements, et la FAO pour ce qui était de l'organisme qui aurait pu être en charge de la mise en application du modèle. Cela allait prendre plusieurs mois de discussions et de réunions délicates car il convenait d'effectuer une transition en douceur sans porter préjudice au CIRAD. Le criquet pèlerin ne se laisse pas manipuler si facilement !


* FAO: Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture dont le siège est à Rome. Cette organisation dispose d'un service qui collecte en permanence les observations de terrain sur le criquet pèlerin et effectue des prévisions sur l'évolution probable de la situation et son degré de dangerosité.



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