Jusque dans les grottes lointaines
2005, Sénégal. Je viens d'arriver à Dakar où j'ai été invité à participer à un séminaire scientifique international sur le criquet pèlerin du 11 au 13 janvier. Dans la salle de conférence, l'audience est nombreuse et très sélect: Président de l'Assemblée Nationale, Premier Ministre, nombreux ministres sénégalais et ministres de tous les pays du Sahel et d'Afrique du Nord, nombreux ambassadeurs et membres du corps diplomatique, représentant des bailleurs de fonds et d'organisations internationales (FAO, BAfD, USAID, CILSS...), très nombreux scientifiques, ONG, experts divers et organisations paysannes.... en tout environ 500 personnes dans cette grande salle du luxueux hôtel Méridien de Dakar.
Le séminaire vient d'être ouvert par Son Excellence Maître Abdoulaye Wade en personne, le président de la république du Sénégal qui - suite à l'invasion de criquets pèlerins qui sévit sur l'Afrique depuis plus d'une année (*) - s'est fortement impliqué. Il a "déclaré la guerre aux criquets" en juillet 2004, lancé un appel à la communauté internationale en août, puis réuni le 31 août à Dakar tous les ministres de l’agriculture des 10 pays membres de la Commission de lutte contre le criquet pèlerin (la CLCPRO*); et maintenant ce "séminaire scientifique". Le Président sénégalais est fidèle à ses habitudes : il est très critique vis-à-vis de l’aide de la communauté internationale, il est très volontariste dans la lutte contre les criquets et il a la volonté manifeste de se positionner en leader pour la sous-région sahélienne. Son discours est très documenté et fait appel à des références classiques: Uvarov, Roblot, Pasquier, Magor... mais également aux travaux de mon unité de recherche au CIRAD*, ce qui est quand même pour moi une satisfaction certaine. Dans sa conclusion, il invite à aller "trouver ces envahisseurs dans leur zone de reproduction, au besoin, jusque dans les grottes très lointaines de la Péninsule arabique, pour les détruire à jamais." La formule ne manque pas de panache, mais il est évident que les criquets pèlerins ne vivent pas dans les grottes et que l'origine de l'invasion en cours n'est pas l'Arabie lointaine mais tout simplement les zones de reproduction habituelles situées au coeur du Sahara, donc pas si loin que cela du Sénégal. Mais enfin, le président s'exprime... on laisse dire.
Peu avant la fin du discours, je sens une main sur mon épaule. Un collègue sénégalais me susurre à l'oreille: "Monsieur Lecoq, il faut répondre au Président". Et me voilà catapulté de mon siège pour me retrouver à la tribune, devant un micro, à quelques mètres du président Wade. Et je dois tenter de répondre... et si possible d'une manière intelligente devant une telle audience. Divers points m'ont gênés dans le discours du président. En particulier, regrettant l'OCLALAV* - vieil organisme sahélien de lutte contre les criquets, basé à Dakar, moribond et sans aucune activité opérationnelle depuis des années - il veux créer une coordination sous-régionale de la lutte, la COSRELAA*. Sa grande idée ! En réalité, en recréant un organisme essentiellement sahélien, cette idée revient de facto à mettre en cause tous les efforts entrepris depuis plusieurs années par la FAO* (avec mon aide) pour améliorer le dispositif de prévention des invasions, avec entre autre la création de la CLCPRO établissant une coordination d'ensemble sur l'Afrique de l'Ouest et du Nord, deux zones ayant des complémentarités évidentes sur les plans écologique et financier. Mais impossible de créer un incident et de remettre en cause frontalement les idées du président Wade. Je reste donc neutre et fait une réponse au final assez banale... mais diplomatique. J'ai laissé le soin aux collègues de la FAO, dans les jours et les semaines suivantes, de faire comprendre au président et à ses services que les idées exprimées étaient intéressantes, certes, mais qu'il vaudrait mieux tenir compte des initiatives déjà en cours. Et qu'en particulier la CLCPRO, créée récemment et dont le Sénégal et tous les pays sahéliens faisaient partie, serait un organisme beaucoup plus adapté et qu'il fallait surtout s'attacher à ce que le programme EMPRES de la FAO - qui devait soutenir la CLCPRO - ait enfin les moyens nécessaires. Tel était l’enjeu principal à l'époque du séminaire.
Lors de ma réponse au discours introductif du président Wade
(à l'extrême droite avec le drapeau sénégalais, sur la photo du haut). Photo du bas: les yeux au ciel, je cherche sans doute l'inspiration pour cette réponse aussi improvisée qu'inattendue.
Quoi qu'il en soit, sur le moment, ma réponse paru satisfaisante, et l'on passa à la phase suivante qui était ma conférence introductive. En effet, les sénégalais m'avaient fait le grand honneur de me confier cette tâche et j'avais intitulé mon propos "Les connaissances sur le Criquet pèlerin sont-elles suffisantes pour éviter les crises ? " Ma conférence fut donnée en présence du Président et j'insistais dans ma conclusion sur ce qui me semblait être les points essentiels: un dispositif rénové de lutte préventive à géométrie variable reposant sur des unités nationales de lutte contre le criquet pèlerin, des plans d'urgence et un fonds de réserve international. Si des recherches sur le criquet pèlerin semblaient indispensables (en tant que chercheur je n'allais pas dire le contraire), les freins à une lutte efficace étaient à l'époque des problèmes d’organisation et de financement qu'il fallait en priorité résoudre. Point n'était besoin pour cela de courir jusqu'aux grottes très lointaines de la Péninsule arabique... mais je me gardais bien de le dire devant le vieux !
Je m'apprête à présenter ma conférence introductive au séminaire.
A gauche, avec Robert Cheke, professeur de zoologie tropicale au Natural Resources Institute (UK), pendant une pause. A droite, lors d'une session du séminaire, je relis un compte-rendu de séance.
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BAfD, Banque africaine pour le développement, Côte d'Ivoire
CILSS, Comité permanent inter-Etats de lutte contre la sécheresse dans le Sahel, Bamako
CIRAD, Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement, Paris
CLCPRO, Commission FAO de lutte contre le criquet pèlerin, Alger
COSRELAA, Coordination sous-régionale de la lutte anti-acridienne, Dakar
FAO, Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture, Rome
OCLALAV, Organisation commune de lutte antiacridienne et de lutte antiaviaire, Dakar
USAID, Agence des États-Unis pour le développement international, Washington.
(*) Dans l'invasion de criquets pèlerins de 2003-2005, ce sont tous les acteurs institutionnels qui ont failli dans la gestion de la crise : les donateurs qui ont mobilisé leur aide très tardivement, la FAO qui n’a pas su sensibiliser efficacement la communauté internationale quand il était encore temps et les autorités des pays concernés (notamment dans les zones d'origine) qui à défaut d’avoir su maintenir un système de lutte préventive opérationnel ont laissé se développer l’invasion.