Vent d'est, vent d'ouest
Après la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 et la dislocation de l'URSS en 1991, les chercheurs de l'ancien empire soviétique, longtemps isolés, reprennent leur place au sein de la communauté scientifique internationale. Le roman de Pearl Buck "Vent d'est, vent d'ouest" me revient en mémoire. Le choc des cultures orientales et occidentales va t'il avoir lieu? Quand le vent d'Est et le vent d'Ouest se rencontrent, c'est une tornade qu'ils provoquent ! Elle va survenir à Estes Park, au Colorado, aux USA, en septembre 1999, sous la forme "d'un polylogue international sur l'art et la science de l'acridologie appliquée" destiné à favoriser "une nouvelle approche pour résoudre les problèmes écologiques complexes". Tels sont en effet le titre et l'objectif affichés de l'initiative de trois collègues de l'association internationale d'acridologie appliquée (la AAAI dont je suis également membre), un américain Jeffrey Lockwood de l'université du Wyoming, et deux russes, Alexandre Latchininsky (travaillant avec Jeffrey Lockwood) et Michael Sergeev de l'université de Novossibirsk.
Au cours de cet atelier de travail, moment de détente pour visiter les montagnes rocheuses dans le voisinage d'Estes Park. Quelque part à 3659 m d'altitude.
Il s'agit d'un atelier de travail organisé dans le cadre des initiatives de l'OTAN* pour un rapprochement international de la science. L'objectif est de rassembler des collègues occidentaux et des collègues des anciennes républiques soviétiques spécialistes des problèmes posés par les criquets. Russie, Ouzbékistan, Turkménistan, Kazakhstan, Kirghizistan... autant de territoires sérieusement affectés par les criquets marocains, italiens, migrateurs et bien d'autres. De leur côté, les USA sont également confrontés à de nombreuses espèces de criquets ravageurs, en particulier dans les vastes étendues de l'ouest américain, qu'elles soient consacrées à l'agriculture ou à l'élevage. Dans tous les cas, les criquets sont un problème économique important... mais ils font également peser une menace sur la santé des écosystèmes affectés du fait des traitements insecticides souvent massifs, répétés et utilisant des produits hautement toxiques. Tel doit être l'objet des discussions.
A gauche, couverture du livre édité à la suite de cet atelier de travail. A droite, en compagnie d'une collègue de la FAO, rédaction des recommandations.
Les collègues ont cherché à rassembler des personnes venant d'horizons (culturels, géographiques, politiques, économiques, philosophiques) très divers, internationalement connues et respectées pour leurs connaissances en acridologie appliquée que ce soit dans les domaines de la biologie, de l'écologie, de la taxonomie, de la conservation ou de la gestion des populations de criquets. Ils ont recherché des individus "très créatifs, ayant la réputation d'être des penseurs originaux mais également capables d'écoute"... et c'est ainsi que je me suis retrouvé invité à cet atelier de travail ! Les organisateurs ont cherché un lieu quelque peu isolé pour créer une atmosphère de collégialité et l'intimité nécessaire pour des discussions libres. Le cadre, la petite ville d'Estes Park, est idéal. Centre de villégiature estival, Estes Park est situé à proximité immédiate du parc national des Montagnes Rocheuses. Nous sommes logés dans de confortables chalets en bois à la sortie de la ville, dans un cadre bucolique, au milieu des pins, avec vue sur les montagnes. On ne pouvait rêver mieux pour favoriser la créativité. Les poubelles avec couvercle verrouillé nous rappellent cependant que les ours ne sont pas loin et rôdent parfois le soir dans la ville.
Dîner dans un restaurant d'Estes Park en compagnie de Nick Jago (NRI, Grande Bretagne), de son épouse Margareth, et de Scott Schell (université du Wyoming). En arrière plan (barbe), Jeffrey Lockwood.
Les réunions, au caractère universitaire, sont cependant sans formalités et favorisent une atmosphère conviviale, détendue où les échanges sont très libres, et une traduction simultanée anglais-russe est bien sûr assurée. Divers problèmes sont abordés concernant les risques associés aux pullulations de criquets et aux stratégies de gestion. Chaque discussion est précédée d'un exposé destiné à stimuler la réflexion. Je présente ainsi les résultats de mes recherches au Brésil sur le criquet du Mato Grosso, exposé qui semble particulièrement apprécié, puis pilote un groupe de travail très international. Au final, les divers groupes ont pu présenter un ensemble de recommandations consensuelles relatives à une gestion économiquement et écologiquement viable de ces criquets ravageurs.
Quelque part dans les rocheuses: Michael Sergeev, Michael Samway (université de Stellenbosch en Afrique du Sud) et Jeffrey Lockwood.
Les comptes rendus de cet atelier ont été publiés en septembre 2000 par Kluwer Academic Publishers sous le titre "Grasshoppers and Grassland Health", ouvrage de 230 pages et 14 chapitres rédigé par 17 auteurs. Ce livre est la première exploration internationale complète des coûts économiques et environnementaux mais aussi des avantages des criquets considérés à la fois comme de sérieux ravageurs de l'agriculture mais aussi comme des composants essentiels des écosystèmes. J'ai continué par la suite à maintenir des liens avec les collègues des pays de l'ex-URSS et mon unité de recherche du CIRAD à conduit pendant de nombreuses années des campagnes de formation et d'expérimentation dans le domaine de la lutte contre les criquets, en particulier en Ouzbékistan et au Kazakhstan. D'est ou d'ouest, les vents soufflant sur Estes Park étaient finalement de bonne augure.
*OTAN, Organisation du Traité de l'Atlantique Nord.