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Un feu à l'ancienne

1972, Madagascar, sur la plaine côtière de Lavanono, à la pointe extrême-sud de l'île, non loin du cap Sainte Marie. Je suis avec l'un de mes assistants de recherche. Nous venons d'acheter du poisson aux pêcheurs; il a été ouvert, vidé et mis en broche. Ne reste plus qu'à faire un feu, ce que mon assistant réalise très facilement sans allumettes. Il prend un gros morceau de bois assez tendre, posé sur le sol et maintenu par le pied, dans lequel il creuse une encoche pour placer verticalement un forêt de bois dur. Il met en action le forêt par rotation manuelle. Ses mains tournent rapidement en exerçant une pression vers le bas. La température augmente au niveau de la friction et de la sciure se dépose dans la gouttière aménagée latéralement. Il obtient des braises en 30 secondes environ et dépose alors délicatement sur cette braise de l’herbe séchée qui s'enflamme aussitôt. En quelques minutes nous avons du feu pour cuire nos poissons.

L'un de mes assistants de recherche allumant un feu "à l'ancienne", par friction de deux morceaux de bois l'un sur l'autre.

Je suis à Madagascar pour la deuxième fois. Arrivé au début de l'année 1971, je travaille dans un projet de recherche sur le criquet migrateur financé par le PNUD et géré par la FAO. Ce criquet migrateur est sans aucun doute le ravageur des cultures le plus redouté localement. Ma "station de recherche" est situé dans les dunes, en bordure de mer, à environ 1km au sud-est du petit village de pêcheurs de Lavanono. Lavanono est situé au sein d'une plaine côtière s'étendant sur près de 300km, de Tuléar au Cap Sainte Marie, et large seulement de quelques kilomètres. Cette plaine est isolée par une falaise des plateaux avoisinants, plateaux Mahafaly plus au nord et Karimbola au dessus de Lavanono. Elle est couverte d'un bush dense et parsemée de clairières plus ou moins vastes peuplées par une graminée, le Cenchrus ciliaris. Pour accéder à ma station, la piste en terre venant de la petite ville de Beloha, à une quarantaine de kilomètres au nord, descend à flan de falaise par un passage cahotique, étroit et vertigineux.


Mon installation est assez rustique: juste deux ou trois petits bâtiments en planches construits sur le sable... et pas d'eau qu'il faut aller chercher à Beloha. J'ai avec moi 3 assistants, 5 manoeuvres et 2 chauffeurs et je dispose de 2 voitures et d'un camion. Une station météorologique très complète a été installée non loin de là. Je dispose également d'un poste radio émetteur-récepteur qui me permet d'être en contact avec la base du projet à Tuléar, à près de 400km de mauvaise piste, souvent coupée en saison des pluies. Mais finalement, ce n'est pas trop mal pour un jeune chercheur! Ma tâche consiste à étudier la dynamique des populations du criquet migrateur afin de mieux comprendre ce qui pourrait expliquer les concentrations de criquets solitaires, leur multiplication et le démarrage des invasions dévastatrices. Je suis là, en effet, au sein d'une zone critique où il semble bien que ces fléaux aient leur origine. C'est ici que se formeraient les essaims pouvant ensuite aller dévaster les cultures jusqu'à Majunga et la pointe nord de la Grande Ile. A moi de décortiquer et de comprendre les phénomènes.

Le criquet migrateur malgache, Locusta migratoria L., dans sa phase solitaire.


Pour cela, j'ai installé sur la plaine côtière, sur une vingtaine de kilomètres, plusieurs sites d'observation. Certains sont étudiés très régulièrement, deux fois par semaine, pour estimation des densités de criquets et collecte d'échantillons de larves et d'ailés destinés à l'étude de la structure d'âge de la population. De plus, je conduis quelques expériences de marquage-recapture pour tenter de mieux évaluer les effectifs d'insectes et j'ai également installé plusieurs actographes qui me permettent d'étudier les rythmes journaliers d'activité de mes criquets. Il s'agit de petites cages en grillage, tournant autour d'un axe horizontal. En se déplaçant, un criquet placé dans cette cage la fait basculer alternativement d'un côté et de l'autre. Un stylet relié à un tambour enregistreur permet de conserver la trace de cette activité. Une installation simplissime mais qui me donnera d'excellents résultats.

A gauche, sur la plaine côtière de Lavanono, avec un assistant. A droite, l'un de mes captureurs de criquets avec son filet. Au loin, les falaises bordant la plaine côtière et le Cap Sainte Marie, la pointe sud de Madagascar.

Après plus de deux années passées à étudier ce criquet migrateur dans cette région très isolée, je pu montrer que la plaine de Lavanono était le lieu d'arrivées et de départs continuels de populations de criquets, et que cette activité migratrice intense était fortement corrélée à la pluviométrie locale et aux systèmes de vents synoptiques. Le passage d'une zone dépressionnaire sur la pointe sud de Madagascar était en particulier associé à des apports massifs de criquets venant du nord. Dans certaines conditions météorologiques, en début de saison des pluies, ces apports pouvaient être tellement importants que la densité de criquets sur Lavanono atteignait, en l'espace de quelques jours, le seuil critique dit "de transformation phasaire", permettant le passage de la phase solitaire inoffensive à la phase grégaire dangereuse. Le début des invasions était là. Je tenais mon explication. J'avais un moyen de suivre la situation et de faire des prévisions. J'avais largement rempli mon contrat.

Rassemblés autour d'une éclosion de criquet migrateur. L'un de mes assistants collecte les jeunes larves à l'aide un aspirateur à bouche afin de ne pas les blesser.

A gauche, plusieurs actographes en action, destinés à enregistre l'activité d'un criquet placé en cage. Un thermohygromètre enregistre simultanément la température et l'humdité de l'air. A droite, un criquet marqué avec une étiquette numérotée agrafée sous l'aide postérieure.

Ma station météorologiques et mon assistant météo faisant l'un des trois relevés journaliers. A droite, détail d'une partie des instruments: anémomètre, pluviomètre, héliographe...

La plaine côtière de Lavanono vue d'avion. Sur la photo de gauche, le petit village de pêcheur de Lavanono (L) et ma station de recherche sur les dunes en bordure de mer (S). A droite, l'extrêmité sud de la plaine (au lieu dit "Grande clairière sud") et, au dessus des falaises, le plateau Karimbola.

Ma station de recherche sur la plaine côtière de Lavanono. A gauche, le bâtiment du groupe électrogène face à la mer; à droite, le bâtiment principal hébergeant logement, laboratoire, salle radio...

A gauche, la piste descendant à flan de falaise et donnant accès à la plaine de Lavanono. A droite, ma station de recherche perdue au milieu des dunes, vue de la plage.

A gauche, la plaine côtière verdoyante en saison des pluies et au loin la falaise. A droite, campement temporaire sur la plaine au lieu dit Ananademby.

A Lavanono, sur la plage, au voisinage de ma station de recherche. Au loin, le cap Sainte Marie.

Et les poissons sont cuits !

Image satellitaire récente (2013) de la plaine côtière de Lavanono. Les deux balises jaunes indiquent les positions du village de Lavanono et de ma station de recherche. En 1972 les zones de cultures entourées de haies de figuiers de barbarie étaient beaucoup moins développées.

Référence:

Lecoq M., 1975. Les déplacements par vol du Criquet migrateur malgache en phase solitaire : leur importance sur la dynamique des populations et la grégarisation (thèse de Doctorat d'Etat ès Sciences, Université Paris XI Orsay, n°1438). Ministère de la Coopération, Paris. 272 p.









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