Secret défense
22 mars 2005. J'étais à mon bureau quand le téléphone sonna. Un collègue du ministère des affaires étrangères (MAE) avec qui j'étais régulièrement en contact sur les sujets criquets. La voix un peu troublée, il m'informa qu'il venait tout juste de recevoir un document classé "secret défense" en provenance du Secrétariat général à la défense nationale (SGDN). Et que cette note proposait, suite à l'invasion récente de criquets pèlerins, un certain nombre d'actions pour contrer la menace en Afrique. Et que ces actions n'étaient pas du tout en phase avec celles que nous développions ensemble depuis des mois. Il était sollicité dès le lendemain pour une réunion. Etais-je informé ? Avais-je une idée de l'origine de cette initiative qui risquait de gêner les actions en cours ? Non, je n'étais pas informé et n'avais aucune idée de l'origine de cette initiative. Pouvait-il me communiquer cette note ? Non. Cette note d'une quinzaine de pages n'était pas communicable et était disponible seulement en version papier. Il voulu bien, cependant, m'en lire quelques extraits. Parmi les actions proposées par le SGDN au MAE on trouvait, en vrac, un projet de « compilivre », un « biomodèle », un dispositif « Ecoforce », des « casques verts », ainsi qu'une agence portant le nom de « Alarme ». Tout cela était loin d'être anodin et divers intérêts privés se profilaient sans aucun doute derrière ces propositions. D’après mon correspondant au MAE, ce document avait été, à l’évidence, rédigé par un spécialiste des criquets. Il traduisait, selon lui, un déphasage complet par rapport à la réalité du moment, aux actions de la FAO, et à l'état de la coopération entre donateurs. Il qualifiait les actions proposées de « néo-colonialistes » et les considérait comme absolument incohérentes par rapport à la politique et aux actions françaises dans le domaine depuis plusieurs années.
Ayant pris connaissance des idées développées dans cette note et des actions proposées, je n'eu plus aucun doute sur l'origine de cette initiative malencontreuse. Pour moi tout était clair. Les idées développées étaient celles de l'ancien directeur de mon unité de recherche qui avait été évincé quelques années plus tôt. A l'évidence, il avait rédigé ou inspiré cette note et profitait de la situation actuelle de crise, provoquée par la récente invasion de criquets pèlerins, pour ressortir de vieilles idées ayant fait long feu. Mon interlocuteur trouva évidemment que tout cela faisait un peu désordre et qu'il se serait bien passé de ce tir de snipper. Je m'engageais à régler cet incident en interne au CIRAD. De son côté, lui allait se rendre à cette réunion au SGDN. Nous avions des arguments solides. Il n'aurait aucun mal à démontrer que non, la France n'était pas inactive sur le sujet de la lutte préventive contre les invasions de criquets pèlerins. Le MAE n'avait pas attendu les propositions du SGDN pour entreprendre des actions et définir, au-delà des situations de crise, une politique à long terme sur le sujet. Nous avions été à l'origine de l'extension du programme EMPRES de la FAO en région occidentale (Afrique de l'Ouest et du Nord) et nous venions de lancer, en concertation avec la FAO et les autres bailleurs concernés, deux importants projets dans lesquels mon unité de recherche était fortement impliquée.
J'informais ma direction, exposais la situation et mon point de vue sur l'origine de l'incident. Convocation de l'intéressé qui nia, évidemment, toute implication. Mais les faits étaient trop évidents. Remise au pas ferme. Fermer le ban! Mon correspondant au MAE m'informa, peu de temps après, que de son côté le problème avait été réglé et que nous étions parfaitement en phase. De telles "peaux de bananes" furent nombreuses au long de ma carrière. Mais j'avais un truc pour les éviter. Lequel ? Secret défense !
Le célèbre concombre masqué de Mandryka aurait-il démasqué certains intérêts cachés ?