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L'homme à la mallette noire

1998, sur la Chapada dos Parecis, au Brésil. J'emporte toujours avec moi sur le terrain ma mallette noire, devenue fameuse pour mes collègues de Brasilia. Je mets dedans tout mon matériel photographique, indispensable pour photographier les bandes larvaires de criquets faisant l'objet de mes expérimentations et garder des témoignages objectifs de la densité d'insectes sur le terrain. Mais j'y ajoute également un bocal à cyanure de potassium pour tuer les criquets, ainsi qu'une petite trousse à dissection contenant pinces fines et ciseaux ophtalmologiques. Pour compléter la panoplie: jeans, botte de cuir hautes et chapeau. Avec cela je suis autonome! J'allais oublier: fréquemment une serviette de toilette jetée sur les épaules pour me protéger du soleil et essuyer la transpiration... abondante dans cette région chaude où l'humidité voisine le plus souvent les 100%.

Sur le terrain, dans une zone de cerrado sur sol sableux. Un habitat de choix pour la reproduction du criquet du Mato Grosso. Je viens de descendre de voiture... ma malette noire à la main.

La Chapada dos Parecis est une zone isolée du Mato Grosso, à une journée de voiture de Cuiaba, la capitale de l'état. On y accède à partir de Nova Lacerda par une piste en terre qui gravit, au milieu d'une forêt tropicale exubérante, la falaise cernant la chapada au sud sur plusieurs centaines de kilomètre. Arrivé sur le plateau, une végétation homogène de savane arborée - le cerrado - s'étend à perte de vue. On passe devant les quelques cabanes abandonnées en planche de Uiapuru. Puis, le long de la piste, en direction de Campos de Julho, commencent à apparaître d'immenses champs. Des fazendas de riz, canne à sucre, soja de plusieurs milliers d'hectares se sont installées récemment et continuent à s'implanter. Non loin à l'est, de l'autre côté du rio Juruena et de sa forêt galerie peuplée de jaguars, se trouve l'immense réserve des indiens Parecis qui s'étend sur un million d'hectares. Je suis là sur l'un des fronts pionniers du développement agricole du Brésil. Enfin, après une cinquantaine de kilomètres, apparaissent les bâtiments, l'usine et les trois immenses réservoirs à alcool de la fazenda ALCOMAT - une grosse société de distillerie de canne à sucre - où je suis hébergé à chacune de mes nombreuses visites dans cette région.

La chapada dos Parecis, lieu de mes expérimentations.

Elle a été décrite par Claude Levi-Strauss en 1955 dans Tristes Tropiques: "Un pays infect, absolument infect, plus infect que n'importe quel autre... le chapadão. C'est un autre monde qui s'ouvre. L'herbe rude, d'un vert laiteux, dissimule mal le sable, blanc, rose ou ocré (...) Toujours domine une impression d'immensité. Le sol est si uni, les pentes si faibles, que l'horizon s'étend sans obstacle jusqu'à des dizaines de kilomètres: une demi-journée se passe à parcourir un paysage contemplé depuis le matin, répétant exactement celui traversé la veille."


Je suis là pour expérimenter un insecticide biologique, un mycopesticide à base de champignon entomopathogène. Ce produit a été développé par des collègues brésiliens de l'EMBRAPA, à Brasilia, pour lutter contre les importantes pullulations de criquets qui sévissent dans la région depuis le milieu des années 80. Ils m'ont demandé de bénéficier de mes connaissances et de mon expérience sur le criquet du Mato Grosso pour tester l'efficacité de leur produit sur le terrain, en conditions réelles d'application. En plus de mes bottes, j'avais ma botte secrète, ma technique de suivi et d'évaluation des bandes larvaires mise au point au cours des années précédentes; et qui allait me permettre d'apporter aux collègues de Brasilia le moyen de vérifier réellement l'efficacité de leur produit en conditions naturelles et non plus en cages ou au laboratoire.

Bandes de larves de criquets dans le cerrado.

La couleur orangé des larves les rend assez facile à repérer de loin.

Larves de Rhammatocerus schistocercoides (Rehn, 1906): le criquet du Mato Grosso

(stade larvaire 8 à gauche et 4 à droite).


A chaque fois, le protocole expérimental était sensiblement le même. Il fallait tout d'abord sillonner les zones de végétation naturelle, le cerrado; quadriller le terrain en 4x4, à très faible allure, pour repérer des bandes larvaires de criquets sur lesquelles nous allions expérimenter le produit. En général, cela nous prenait quelques jours pour sélectionner une zone où des bandes étaient présentes en quantité suffisante. Puis quelques bandes étaient sélectionnées, les unes pour être traitées, les autres pour servir de témoin. L'insecticide était préparé. Il s'agissait de spores de champignons, élevées dans le laboratoire de Brasilia, mises en suspension dans de l'huile. Il fallait au préalable vérifier la viabilité des spores, faire le mélange, calculer la dose de spores que nous comptions tester, sachant que notre pulvérisateur était réglé pour épandre environ 2 litres de produit par hectare, et s'assurer que tous les paramètres de traitement étaient bien maitrisés. Une fois le traitement des bandes réalisé, soit avec un pulvérisateur ULV à pile, soit avec un pulvérisateur de type JACTO porté à dos d'homme, le travail laborieux commençait. En effet, l'insecticide biologique en question ne tuait pas les insectes immédiatement. L'efficacité ne se faisait ressentir qu'après plusieurs jours et ne devenait importante qu'après 7 à 10 jours. Autrement dit, pendant tout ce laps de temps, il fallait suivre les bandes larvaires et ne pas les lâcher, ne pas les laisser s'échapper dans ces immensités de cerrado.

A gauche, dans le cerrado, équipé pour suivre les bandes de larves de criquets. A droite, sur l'écran du GPS, la cartographie d'une bande que je viens d'étudier.


Tout d'abord, il fallait être certain que les bandes suivies étaient bien les mêmes d'un jour à l'autre, qu'elles ne s'étaient pas divisées en deux ou qu'elles n'avaient pas fusionné avec une autre bande passée inaperçu. De plus, il fallait aborder la zone expérimentale avec beaucoup de précautions pour ne pas perturber les criquets et modifier leur comportement et l'agencement naturel des bandes. J'effectuais ce travail seul car plusieurs personnes sur le site risquaient de brouiller complètement la situation, la rendant impossible à interpréter. Les bandes larvaires jeunes, en décembre, faisaient de 1000 à 2000 m2, à des densités de 10000 à 30000 larves par mètre carré, et se déplaçaient de moins de 50 mètres par jour. Les bandes plus âgées, en mars-avril, pouvaient atteindre 5000 m2 et se déplacer de plus de 100 mètres. A chaque fois, grâce à mon GPS, je devais retrouver la bande observée 2 jours auparavant. Je partais de la position précédente et, en suivant les traces et connaissant son sens de déplacement, j'essayais de la retrouver rapidement. Une fois la bande découverte, j'en faisais le tour pour la cartographier avec le GPS et évaluer sa superficie, puis j'estimais la densité de larves en divers points de la bande. Une fois une bande étudiée, il me fallait passer à la suivante. Et ainsi de suite, de jour en jour. A chaque séjour, je passais ainsi jusqu'à trois semaines à suivre plusieurs bandes larvaires, traitées ou non... en espérant qu'un orage ne viendrait pas perturber le travail.

A gauche, avec Bonifacio, le responsable brésilien du projet. A droite, Bonifacio avec le personnel de direction de la fazenda ALCOMAT.


Ayant suivi des bandes jeunes de stade 3-4 en novembre/décembre 1998, je refis l'expérience en mars 1999 avec des bandes plus âgées de stade 8, avec le même succès. Puis de nouveau en novembre/décembre 2001. Dans le même temps, nous avons affiné la formulation et réduit peu à peu la dose utilisée, passant en gros de 2x10E13 spores de champignon par hectare à 2x10E12. Ce travail de suivi des bandes était une tâche ardue et très stressante, mais au final le résultat fut très probant. Les bandes traitées finissaient par disparaître en moins de 10 jours alors que les bandes non traitées continuaient à se porter normalement avec une légère diminution des effectifs due à la mortalité naturelle. Le produit était donc efficace et pouvait être intégré à une stratégie de lutte contre ce criquet du Mato Grosso. Mes collègues de Brasilia étaient ravis de notre collaboration.


Dans le même temps, au fil des expérimentations, l'homme à la mallette noire arpentant le cerrado à grand pas à la poursuite des criquets, seul au milieu de nulle part, était devenu une légende locale. Il n'en aurait sans doute pas fallu beaucoup plus pour que je devienne une divinité indigène.

Marcos, l'un des chercheurs du projet, observant la viabilité des spores de champignon avant le traitement (à gauche), et préparant son matériel avant les traitements (à droite). On notera la bouteille de Coco Cola contenant la formulation de mycopesticide.

Remplissage du pulvérisateur avant traitement. Pulvérisateur à pile à gauche et pulvérisateur Jacto porté à dos d'homme, à droite.

A droite, traitement réalisé avec un pulvérisateur porté. A gauche, la menace permanente en saison des pluies: les orages souvent violents qui se déclenchaient systématiquement à partir de la mi-journée

Dans le gîte de la société ALCOMAT, de retour du terrain, j'analyse les données de la journée.

Résultat de ma première expérimentation: déplacement de deux bandes larvaires, l'une traitée (à droite) qui disparait peu à peu, l'autre non traitée (à gauche) qui évolue normalement.

A gauche, Francisco, l'un des chercheurs du projet, préparant des cages pour élevage de criquets. A droite, avec Wanderley, un ingénieur responsable de la protection des végétaux au Mato Grosso qui a suivi toutes mes expérimentations sur les mycopesticides.

A gauche, larves de criquets collectées sur le terrain quelques jours après traitement; la couleur rouge est caractéristique d'une contamination. A droite, larves couvertes de spores vertes de champignon après avoir été placées quelques jours en incubation dans une boîte de Pétri.

Localisation de la fazenda ALCOMAT au Mato Grosso, à 600 km de Cuiaba et à 3 jours de route de Brasilia.

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